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Jean-Marie Marandin

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Le train de banlieue égrainait ses vues de pavillons et de grands ensembles.  « Qu’est-ce qu’une belle gravure ?», la question de Pierre me revenait à chaque gare, alors que s’arrêtait le kaléidoscope urbain et que la vitre ne reflétait plus que l’intérieur du wagon.

 

Je rentrais de Conflans-Sainte-Honorine où je montrais dix gravures, dans la biennale « 15 x 10 » : quinze graveurs exposent dix gravures. Les dix gravures étaient tirées de ma série « Possibilités du paysage », où j’explorais le paysage et une certaine pratique de l’eau-forte qui me venait de la découverte des gravures de Carl-Wilhem Kolbe.

 

La belle gravure, c’est ce que l’on voyait dans la salle des fêtes de Conflans-Sainte-Honorine. Manière noire, eau-forte, vernis mou, burin, toute la panoplie des techniques de l’estampe. Virtuoses. La sélection était impeccable. Bella figura, bella maniera !

 

La belle gravure, c’est une chose, mais une belle gravure, qu’est-ce qu’une belle gravure ? Et d’abord qu’est-ce qu’une gravure ?

 

J’avais envie de répondre. Pour faire le point, comme on dit. Dans l’après-coup d’une exposition qui m’avait poussé dans mes retranchements et dans l’entre-deux de voyages dans un train de banlieue.

 

I

 

D’abord une évidence : on ne grave plus pour multiplier les images : le lien originel entre gravure et reproduction est rompu. On grave pour graver : la gravure est devenu un medium comme un autre. On choisit la gravure comme on choisit la peinture à l’huile ou l’aquarelle.

 

Donc, Pierre, voici une amorce de réponse : une gravure est une image produite avec une technique de gravure. Et une belle gravure ? Une gravure qui tire le plus grand profit de l’esprit de la gravure, de sa manière spécifique de faire image. Et le questionnement repart : qu’est-ce que l’esprit de la gravure ?

 

L’esprit de la gravure, c’est le geste du graveur et ce qui s’y joue. Même si le lien avec la reproduction est rompu, il n’en demeure pas moins que graver une image met en jeu plusieurs images, à commencer par les états de

l’image définitive. L’image gravée est toujours multiple quand on la considère du point de vue de sa genèse ; l’image est toujours déjà dédoublée. Je me demande si une belle gravure n’est pas une image qui se sait traverser par toutes ces autres images qu’il a fallu éliminer pour la faire advenir. On pense à Mallarmé qui savait que le poème, qu’il voulait unique, n’existait que par ceux qu’il avait écartés, et qui l’écartelaient jusqu’à former une constellation obscure.

 

Quand on grave, l’expérience du regard aussi est dédoublée. Dans le travail de la matrice, on n’y voit rien. On voit bien sûr la plaque que l’on travaille, mais on ne voit pas l’image. Graver met en jeu un retrait de la vue, et c’est ce qui contraint le dessin à s’assumer comme dessein. Quand on grave, le regard est « éveillé », comme quand on parle de rêve éveillé : ici, mais déjà là, ouvert vers l’extérieur, mais encore fermé sur soi. Suspendu.

 

Le graveur contemporain est, par la force des choses son propre imprimeur. C’est lui qui va révéler l’image ; il connaît ce moment si particulier quand, les langes de la presse soulevés, l’image inscrite sur la feuille apparaît. Au regard suspendu succède le regard de l’épiphanie. Il y a de la brusquerie dans cette expérience : l’image est comme ça, et pas autrement. Cette brusquerie contraste avec la patience de taupe qu’il a fallu pour la mettre sur la plaque.

 

J’aimerais qu’une belle gravure soit celle qui fasse partager cette expérience aux regardeurs : le fourmillement des tailles et l’évidence de l’épreuve.

 

L’acte de graver est très proche de celui de dessiner. On peut même les identifier. Mais, à les identifier, on ignore un fait qui fait le propre de la gravure, et qui caractérise le plaisir pris à graver : graver, c’est composer avec la matérialité de l’acte de graver. Il faut composer avec la surface de la matrice qui résiste ; plus ou moins rudement certes, mais même légère, la résistance fait sentir au graveur qu’il doit imposer son trait. Il y a du sculpteur dans tout graveur.

Il faut manier la pointe sèche, le burin, le grattoir, tous les outils pour attaquer la surface, mais il y a aussi le temps : le temps fait partie de la trousse à outils. C’est la durée des bains dans le mordant pour les attaques indirectes, lorsque la durée se métamorphose en valeurs de gris, la succession des états comme des étapes, les temps d’attente entre les phases de

la fabrique. La gravure, c’est comme la randonnée en montagne : la (dé)marche s’y mesure en unités de durée.

 

Dans une gravure, le trait est chargé : il est chargé du temps qu’il a fallu pour le tracer. Il est chargé d’un peu plus d’encre que ce qui était strictement nécessaire à son existence : il est chargé de l’encre qui a rempli les tailles, fussent-elle légères, qui ont transformé la matrice en bas-relief.

 

Il y a la cuvette, l’entaille des traits dans le papier : une gravure n’est pas lisse, elle est inscrite dans la feuille. C’est une inscription. Il y a un imaginaire de la pierre dans la gravure. C’est peut être ce qui explique pourquoi l’empereur Maximilien d’Autriche, Maximilien 1er, empereur des romains, dans les premiers temps de l’imprimerie et de la gravure, ait commandé à Dürer et quelques autres un arc de triomphe gravé (sur blocs de bois) et non pas un arc maçonné de pierres et de mortier. La feuille de papier gravée pouvait lui sembler plus solide que le marbre, et assurément plus à même de manifester son pouvoir et célébrer sa gloire.

 

Et voici que j’arrive à une définition, et le train peut entrer en gare : une belle gravure est faite de traits qui rendent sensible l’épaisseur de temps et d’encre qu’il a fallu pour la fabriquer. Pierre, je doute que cette définition puisse servir de trébuchet pour juger des gravures, mais c’est une espèce de boussole pour ma propre fabrique.

 

II

 

Valéry a gravé quelques plaques à ses moments perdus ; il a consigné son expérience dans un petit livre Variations sur ma gravure. J’ai eu plaisir à retrouver sous sa plume l’expérience qui est la mienne, l’expérience que j’ai faite mienne dans ma série de paysages.

 

Valéry oppose deux manières de dessiner: l’une qui cède aux « charmes de l’instant » et l’autre qui s’adonne « aux vertus de la volonté suivie ». D’un coté, le délié du geste qui s’épanouit à la surface du papier, de l’autre le plein du geste qui incarne un programme de pensée. D’un coté la parole spontanée, de l’autre le discours.

 

Graver est du coté du discours ; j’ai du mal à imaginer qu’un graveur cède aux charmes narcissiques du geste facile et spontané.

 

L’expression « volonté suivie » de Valéry est paradoxale. Lorsqu’on grave, on peut bien avoir un dessein ; nécessairement, le processus apportera son lot d’aléas. Il y aura le mordant qui galope, parce que le temps s’est réchauffé, ou qui s’essouffle, parce qu’il commence à saturer. Et puis en embuscade, le pinceau qui a laissé des fils dans le vernis, la barbe de la pointe sèche bien trop fournie ou au contraire, maigrichonne. Et bien sûr, l’essuyage trop appuyé, la feuille trop humide ou au contraire rétive, etc. Si on veut rester dans le tempo de l’image, il faudra composer avec tous ces aléas, les faire siens. Il s’agit bien de volonté et de volonté suivie. Mais, ce n’est pas la volonté qui déroule coûte que coûte son plan d’action, non, c’est une volonté toute en souplesse, une volonté qui veut ce qu’elle n’a pas voulu même si elle ne l’a pas vu venir.

 

Il faut être un peu nietzschéen quand on grave : comme l’écrit Valéry, « le dessin, à chaque instant, est ce qu’il est ; mais la gravure sera ce qu’elle sera ».

 

III

 

Et puis, il faut relativiser tout ce que je viens de dire. J’ai aimé la pratique du monotype, j’y ai même vu une possible transposition du coup de pinceau unique des peintres lettrés chinois. C’est la prestesse requise par le procédé qui m‘enchantait. Et puis aussi, le moment singulier de l’impression quand l’image se transporte de la matrice à la feuille sous les langes. Si la gravure est du coté du discours, elle autorise aussi les haïkus.

 

J’ai aimé la pointe sèche sur la surface tendre de l’aluminium des canettes de soda. J’y retrouvais l’insouciance de l’esquisse crayonnée. Mais, il reste que ces esquisses étaient lestées du moment de récolte des canettes, de leur découpe, et du crissement de la pointe qui, parfois, accrochait le métal.

 

Dans tous ces usages, même ceux qui sont peu chargés de temps et d’intention, la gravure ajoute au dessin une matérialité qui, loin de l’encombrer, le féconde. Elle assujettit le temps en durée et la durée en valeurs de gris. Elle lui apporte une gravité qui, à la fois, l’assigne à la page et l’émancipe en exacerbant le trait. La gravure est un combat. Un combat contre l’ange de la matière : le graveur, comme Jacob, sort du combat marqué par ce qu’il n’avait pas anticipé.

 

Parfois, la belle gravure oublie cette dimension agonistique par excès de maitrise. C’est alors que rôde le narcissisme de la belle ouvrage. La fabrique plombe l’image : elle est superbe, mais muette. Ce n’est pas une définition, mais c’est une manière de regarder une gravure.

 

Jean-Marie Marandin, Retour de Conflans.

 

 

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Posted on

12 juin 2018