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     Il y a une onomastique du tour de France qui nous dit à elle seule que le tour de France est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Robert le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, essences stables des grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend maître des évènements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme des signes algébriques de la valeur, de la loyauté,, de la traitrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin utile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelques épithète de nature. Plus tard, c’est inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien.

     Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretien des échanges de nutrition et de sujétion. telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera “iodée“, elle apportera à la course énergie et couleur ; telle autre autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement “dure à avaler“ ; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-objet. Ce sont donc des mouvements d’approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d’immersion et non pas en état de course, il vole, il adhère, c’est son lien au sol qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse (l’effrayante plongée sur Monte-Carlo, le jeu de l’Esterel).
L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer en tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit l’Équipe), il est l’esprit même du sec ; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros.

     Naturellement, l’adhésion du coureur à cette Nature anthropomorphique ne peut s’accomplir qu’à travers des voies semi-réelles. Le Tour pratique communément une énergétique des Esprits. La force dont le coureur dispose pour affronter la Terre-Homme peut prendre deux aspects: la forme, état plus qu’élan, équilibre privilégié entre la qualité des muscles, l’acuité de l’intelligence et la volonté du caractère, et le jump, véritable influx électrique qui saisit par à-coups certains coureurs animés des dieux et leur fait accomplir des prouesses surhumaines. Le jump implique un ordre surnaturel dans lequel l’homme réussit pour autant qu’un dieu l’aide : c’est le jump que la maman de Brankart est allée demander pour son fils à la Sainte Vierge, dans la cathédrale de Chartres, et Charly Gaul , bénéficiaire prestigieux de la grâce, est précisément le spécialiste du jump ; il reçoit son électricité d’un commerce intermittent avec les dieux ; parfois les dieux l’habitent et il émerveille ; parfois les dieux l’abandonnent, le jump est tari. Charly ne peut plus rien de bon.
Il y a une affreuse parodie du jump, c’est le dopage : doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu : c’est voler à Dieu le privilège de l’éteincelle, Dieu d’ailleurs sait alors se venger : le pauvre Malléjac le sait, qu’un doping provoquant a conduit aux portes de la folie (punition des voleurs de feu). Bobet, au contraire, froid, rationnel, ne connaît guère le jump : c’est un esprit fort qui fait lui-même sa besogne ; spécialiste de la forme, Bobet est un héros tout humain, qui ne doit rien à la surnature et tire ses victoires de qualités purement terrestres, majorées grâce à la sanction humaniste par excellence : la volonté.

ROLAND BARTHES
Mythologies.