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Le soir de ce même jour, à neuf heures, deux bicyclettes sortaient de Nevers. Bénin et Broudier roulaient coude à coude. Comme il y avait claire de lune, deux ombres très longues, très minces, précédaient les machines, telles que les deux oreilles d’un même âne.

— Sens-tu cette petite brise ? disait Bénin.

— Si je la sens ! répondait Broudier. Ça me caresse les cheveux, tout doucement, comme un peigne aux dents espacées.

— Tu as quitté ta casquette ?

— Oui, on est mieux.

— C’est vrai. Il semble qu’on ait la tête sous un robinet d’air.

— Entends les grillons à gauche.

— Je ne les entends pas.

— Mais si ! Très haut dans l’oreille. Ça ressemble au bruit que fait parfois la solitude… Un bruit de petite scie.

— Ah ! Oui ! Je l’ai ! Je devais déjà l’entendre tout à l’heure ! Quel drôle de bruit ! Si haut perché !

— Regarde nos ombres entrer dans cette clairière de lune, et puis plonger de la pointe dans l’ombre des arbres

(…)

— Mon vieux ! Je suis heureux ! Tout est admirable ! Et nous glissons à travers tout sur de souples et silencieuses machines. Je les aime, ces machines. Elles ne nous portent pas bêtement. Elles ne font que prolonger nos jambes et qu’épanouir notre force. Le silence de leur marche ! Ce silence fidèle ! Ce silence qui respecte toute chose.

(…)

Mais le mouvement cessa d’être insensible. Ils durent peser sur les pédales. Une montée toute droite faisait une lueur entre les arbres noirs.

Les feuilles remuaient ; mais les copains ne brisaient plus un souffle d’air. Le vent marchait avec eux dans le même sens, du même pas, prêt à les pousser doucement s’ils eussent ralenti.

La côte était ardue. Chaque pédale, tour à tour, semblait aussi résistante qu’une marche d’escalier. Elle cédait pourtant, et les roues avançaient par saccades. La machine faisait front d’un côté puis de l’autre comme une chèvre qui lutte contre un chien.

 

JULES ROMAIN.